Un renouveau démocratique
Il est réjouissant de constater que le projet du ministre de l’éducation nationale Vincent Peillon d’enseigner la morale laïque à l’école induit un riche débat. Pourtant certaines des positions adoptées restent imprécises. La notion même de » morale laïque » est contestée de divers côtés. Elle renvoie pourtant à une page importante de notre histoire : à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la République a réussi à établir la démocratie en France, ce qui, vu les conflits qui ont jalonné le XIXe siècle, n’était pas gagné d’avance. L’instauration des libertés publiques (liberté de la presse, de réunion, syndicale, droit au divorce… et, en 1905, liberté de conscience) est allée de pair avec l’enseignement de la morale laïque. On peut donc s’inscrire dans cette filiation, tout en renouvelant le fond et la forme, face aux défis actuels. Pourquoi limiterait-on le » devoir de mémoire » à ce qui s’est passé d’inadmissible ? On donne alors raison aux détracteurs d’une sempiternelle » repentance « . Contre l’imposition sociale de l’amnésie rappelons que la morale laïque n’a pas seulement socialisé aux bases morales nécessaires pour pouvoir vivre ensemble, ce qui est déjà indispensable. Elle a contribué à forger un citoyen démocratique. L’analyse des cahiers d’écolier permet de savoir comment elle s’y est prise. Ses principaux thèmes ont été la mise en valeur du caractère inconditionnel de la dignité humaine, l’aspect fondamental de la solidarité, l’importance de la réciprocité entre droits et devoirs, et entre liberté et responsabilité. Elle a su aussi, pour l’essentiel, pratiquer une laïcité respectant la liberté de conviction de chacun. Ceux qui réduisent la morale laïque à des banalités font preuve d’une singulière ignorance historique, à moins que pour la noyer, ils l’accusent de la rage ! En effet, contrairement au reproche absurde d’ordre moral ou de pétainisme, la morale laïque s’est montrée contestataire de la valeur d’évidence donnée à l’ordre établi. Elle a développé la réflexivité morale, et c’est cet élan qu’il faut retrouver, dans les conditions propres au XXIe siècle. Il ne s’agit pas d’enseigner un contenu moral mais de prendre appui sur les principes contenus dans le préambule de notre Constitution, reprenant et actualisant la Déclaration de 1789. Ces principes se trouvent emblématisés par la devise » Liberté, Egalité, Fraternité « . Pour que cette devise puisse être intériorisée, deux conditions sont nécessaires. D’abord reconnaître qu’il s’agit d’un objectif et non d’acquis absolus, même si cette devise n’est pas simples paroles en l’air mais se montre agissante dans notre histoire. Ensuite, réfléchir à la façon dont elle peut se concrétiser. La liberté de l’un doit toujours s’arrêter à la liberté de l’autre, mais l’articulation des deux libertés s’effectue dans un contexte différent de celui de 1789, et de façon diverse suivant les lieux : la rue n’est pas l’école ni le terrain de foot. L’enseignement de la morale laïque doit relier situations vécues et principes généraux. Le problème des discriminations ne peut être mis sous le boisseau, et les élèves sont sensibles à celles qu’ils subissent. Ont-ils pour autant conscience que respecter le travail du personnel de service, ne pas l’alourdir par la transgression de règles de propreté et d’ordre, constitue déjà une lutte contre des formes feutrées de discrimination ? Percevoir les problèmes éthiques générés par la puissance technique des moyens de communication de masse, permettre à chacun de construire du sens à partir du flux des informations, des images télévisuelles et numériques, mieux comprendre l’autre en communiquant avec lui, voilà qui actualise l’explication de texte, prônée par Jules Ferry, lors du développement de l’écrit. Beaucoup d’enseignants tentent déjà de transmettre une morale laïque inventive à leurs élèves. Il faudra mieux connaître et reconnaître ces expériences, s’appuyer sur elles. Cela signifie une mise en circulation et une réflexion commune qui permettra un va-et-vient entre l’ensemble des acteurs de terrain et la Rue de Grenelle. Cela implique aussi la diversité des formes d’enseignement : enquêtes, expositions, actions variées … Ainsi, des expériences de théâtre-forum ont permis à des élèves, jusqu’alors passifs, d’accéder à l’expression corporelle et verbale, de s’insérer activement dans la vie scolaire. Bien sûr, cet enseignement soulève aussi des problèmes, tel celui du décalage entre les valeurs prônées par l’école et les valeurs (ou non-valeurs) en cours dans la société. Mais il serait puéril de croire que l’enfant et l’adolescent n’ont pas, de toute façon, conscience d’un tel décalage. Là encore le renouveau de morale laïque à l’école permettra d’expliciter un ressenti parfois douloureux et de pouvoir l’argumenter. L’école questionnera alors la société à bon droit car une véritable morale laïque interpelle la société toute entière. Là se trouve sans doute la raison profonde des tentatives de disqualification de cette morale.
JEAN BAUBÉROT, Titulaire de la chaire histoire et sociologie de la laïcité à l’Ecole pratique des hautes études © Le Monde, 11 septembre 2012
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